Martial Déflacieux
Voir apparaître des formes dont l’écriture, l’aspect, semblent aussi familiers et pourtant étrangers peut désorienter. Étrange, cette sensation provoquée par le travail pictural d’Hélène Latte. Est-ce celle d’une peinture figurative qui ne dit pas son nom ? Ses tableaux sont en tout cas d’un « réalisme » étonnant, c’est-à-dire portés par une faculté à exister, à trouver une présence.
Pourtant les premières étapes du processus artistique d’Hélène Latte semblent, à bien des égards, se détourner à la fois du réel et de la peinture. Il suffit de penser à la base de données utilisées pour s’en convaincre, avant de s’en servir l’artiste archive en effet un ensemble de formes numériques travaillées sur un des logiciels les plus répandu pour le traitement de l’image, Adobe Photoshop pour ne pas le nommer.
À l’origine de son invention en 1987, ce logiciel permettait un « affichage » rudimentaire de l’image photographique, autrement dit en anglais un « display ». Rapidement ce logiciel a servi à prendre en charge puis à faire apparaître des images, mais plus fondamentalement à en transformer la nature. Derrière ce « display », ou disons à l’intérieur de lui, se cache une multitude de points (pixels) modifiables. Cette possibilité de création, d’une étendue infinie, a ouvert aux artistes des voies vertigineuses dont l’exploration est encore aujourd’hui en cours.
Voilà une des premières choses à saisir, une des dimensions du travail présenté réside dans cet usage de l’écran et de ce qu’il produit en termes d’images. Les tableaux d’Hélène Latte seraient donc des écrans où s’ouvrent diverses fenêtres, ils seraient des matrices à l’instar des « images matrices » présentes dans toutes formes de représentation numérique.
Disons le tout de go, nous ne pouvons-nous limiter à cette approche, utile mais pleine de lacune. Ce qui est accompli là est bien plus complexe ou disons au fond, bien plus simple car l’écran dont il est question, c’est une toile. Une toile tendue par l’artiste elle-même ce qui en dit long sur sa discipline à entendre de deux façons différentes. Hélène Latte est disciplinée ; depuis de nombreuses années elle fait l’apprentissage d’une méthode de travail dont la maitrise lui permet de s’extraire petit à petit des obstacles techniques et d’entretenir une relation mécanique, opérationnelle avec la surface de la toile. Cette surface est sa matière, cela il faut le comprendre aussi et sa discipline : la peinture.
Enfant, la visite du Louvre a été une expérience fondatrice. Elle le dit clairement, percevoir, à travers ces galeries de l’histoire de l’art, d’incroyables expressions formelles capables de mettre en profondeur la matière plane de la toile ; l’ont touché. A quel point ? Faudrait-il énoncer à présent des choses à ce point évidentes qu’elles en paraîtraient incongrues ? Hélène Latte peint la peinture, soulignons l’expression pour lui permettre d’exister un peu plus « Hélène Latte peint la peinture » et elle le fait précisément à une époque où la fonction mimétique de la peinture a depuis bien longtemps été remise en cause. Elle le fait à un moment où chaque millimètre de représentation pose question, à l’endroit de leur forme, à l’endroit de leur fonction.
Les tableaux d’Hélène Latte sont d’un réalisme étonnant, non pas par leur figuration, ils ne sont pas là pour ça, le réel ici est une disposition, une manifestation. Il nous saute aux yeux comme autant de formes fluorescentes. Il cherche l’apaisement sous de lourds nuages gris pluvieux. Il joue de la gravité, coule à l’horizontal. Il se compose et se décompose en différentes parties entremêlées, mais autonomes. Les tableaux d’Hélène Latte nous invitent en somme au seuil des horizons portés par la surface de la peinture.
Martial Déflacieux - 30 mars 2022
Alain Barret
Connue pour ses peintures à grande échelle constructivistes aux couleurs électrisantes, Hélène Latte explore la relation entre langage et abstraction en commençant souvent par des surfaces planes composées de gris colorés. Ces compositions évoquent des symboles pré-linguistiques dont les formes éphémères et les perspectives changeantes suggèrent à la fois le pouvoir et les limitent du langage, et remettent en question le canon moderniste de l'abstraction.
L'artiste se concentre sur la construction d'une écriture abstraite qui s'étend au-delà du cadre et de la forme. Dans un premier temps, les peintures produites sont élaborées sur des logiciels simples où l'artiste peut pervertir, redimensionner, reconfigurer et réorienter ses trajectoires dans des figures qui déplacent l'équilibre du pouvoir et de la dépendance. Son œuvre abstraite, hommage aux maîtres comme Josef Albers, Vassily Kandinsky et El Lissitzky fonctionne ici comme un moyen de contourner le monde, une descente ciblée vers la perception, où les formes sont des signifiants potentiels de leur vie antérieure en tant qu'objets, symboles, désormais dépouillés de leur chosité, sans devoir les nommer.
Dans ses œuvres Hélène Latte renoue avec la longue tradition des descentes de croix, pensons à celle de Rogier van der Weyden qui fixa dans l'instant l'abandon d'un corps isolé dans l'espace et soutenu par ses proches. Ce déséquilibre du personnage provoque bien un non sens, il évoque avec élégance le corps parfaitement maîtrisé maintenu par un équilibre souple et gracieux, une chute qui n'aura pas lieu. Et c'est bien là le paradoxe qu'expriment certaines toiles de l'artiste, une tension entre la chute et le maintien dans l'espace, entre les manquements à la lumière et la grâce de l'élévation. Point d'appui d'un rebond, sa peinture offre aux formes la possibilité de s'élever vers un autre langage.
Loin du saut dans le vide d'Yves Klein, qui, en accomplissant son action avait pour idée de vaincre la pesanteur, celle du corps, nous découvrons dans la peinture d'Hélène Latte, la volonté d'un objectif augmenté où la stratégie de l'impact nécessite une trajectoire efficace, un but ultime. Face à ces peintures silencieuses, il est donc permis de sentir comme une invitation à transcender la fragilité de l'incertitude. Ici il n'est pas question de défier les lois de la pesanteur, mais de réaliser des images en suspension, dans un instant entre l'envol et la chute, dans une action souveraine canonisant la composition.
Pour nous spectateur cette "descente" s'effectue d'évitement en évitement, d'arête salvatrice en angle inquiétant, de sphère amniotique en zone désertique, d'un lieu d'ancrage en repère fluide.
Il n'est que de poursuivre la volonté de l'artiste, d'entamer un pas sur la trace du temps qui s'est écoulé entre sa production et sa réception actuelle.
Alain Christian Barret - novembre 2023
Pierre-Yves Magerand
Le travail d’Hélène Latte présente des toiles aux fonds monochromes sur lesquelles viennent s’agencer et se superposer, signes graphiques (lignes droites, brisées, cercles) aux teintes vives voire fluorescentes et surfaces traitées en aplats mais non exemptes de sensations volumétriques et texturées.
Ce qui frappe au premier regard, c’est cette alliance entre une composition très structurée (qui évoque par certains côtés les Prouns des années 20 d’El Lissitzky) et la légèreté, comme la délicatesse, de ce qui nous apparaît comme des notations, des ponctuations, voire des captations sur la surface de la toile.
À la manière d’un collage dont on aurait longuement éprouvé avant que de la fixer, la densité colorée d’un fragment ou l’ajustement plus libre d’une forme, la peinture d’Hélène Latte, tout en glissements semble chercher à nous donner une dernière image possible d’un monde suspendu et encore pleinement ouvert pour le spectateur.
Des teintes mesurées et subtiles se détachent parfois juste du fond. Puis s’esquivent pour laisser place à des éléments en grisaille et en dégradé (on pense à un fragment pris chez Kasimir Malevitch ou Fernand Léger) eux-mêmes ravivés par de petits pans de peinture qui jouent librement avec les traces de coulures ou les gestes du pinceau.
De toute part, des moments de virtualité affirmée (fenêtres et caches associés aux images et aux manipulations informatiques) se mesurent à la matérialité pleine et exploratoire de la peinture.
Et si la densité et la richesse visuelle sont convoquées, elles le sont avant tout au travers d’une série de gestes minutieusement choisis, capables à la fois de déclencher une extrême attention comme de nous laisser emporter dans un délicat abandon.
Pierre-Yves Magerand - 2023
Alexandre Roccuzzo
Une chose m’a marqué !
Quand j’ai rencontré la peinture d’Hélène Latte la première fois, une chose m’a marqué.
C’était en 2006, j’avais 22 ans et j’étais étudiant en 3e année d’Histoire de l’Art à l’Université de Clermont-Ferrand. Durant cette dernière année de licence, je devais effectuer un stage. Alors que mes camarades semblaient préférer les chantiers de recherches archéologiques, j’ai eu la chance d’effectuer mon stage aux Salles Jean Hélion de La Ville d’Issoire, où avaient lieu des expositions d’art contemporain (jusqu’à son terrible incendie en janvier 2019). Durant ce stage, j’ai eu pour mission principale de faire la médiation de deux expositions. Alors que je ne me souviens même plus du nom du premier artiste, l’exposition d’Hélène Latte m’a marqué.
Ce qui m’a marqué, c’est qu’Hélène semblait prendre du plaisir dans sa peinture, et dans le fait d’en parler et de partager son expérience de peintre. Et encore mieux, sa peinture produisait un impact assez étonnant chez les spectateurs. Quelque chose du même ordre que le sourire provoqué par le passage devant la vitrine d’une pâtisserie (d’un magasin de jouets, d’un fromager ou d’une concession auto selon ce que vous préférez). Les spectateurs semblaient enjoués et heureux devant ses toiles. Je découvrais soudain que l’art pouvait être joyeux, agréable et presque insouciant en fait. Jusqu’alors je n’avais jamais pensé l’art en termes de joie ou même d’impact émotionnel. Pour un étudiant de 22 ans, qui subissait de manière hebdomadaire des séances de 4h de cours sur l’horlogerie de la Renaissance ou les fêtes galantes d’Antoine Watteau, je peux vous dire que ce fut un choc, et un de ceux qui sont positifs.
La peinture d’Hélène à bien sur évolué depuis 2006 mais elle garde cette énergie et cet impact visuel qui donne le sourire. Au fil des ans, l’artiste a développé un langage pictural unique qui se reconnait immédiatement. Si vous avez vu une fois une toile d’Hélène Latte, vous reconnaitrez toutes les prochaines que vous verrez, sans même avoir besoin de précisions sur l’artiste. En effet, ses peintures possèdent une construction spécifique que l’on retrouve toile après toile. C’est une peinture qui se développe sur trois niveaux minimums : un fond lisse, souvent d’une couleur plutôt discrète ou éteinte (gris, vert, beige), des formes plutôt organiques, indistinctes (des « formes flaques » comme elle les appelle) plus colorées et présentes ; puis enfin des formes géométriques assez simples (points, carrés, lignes, etc.) et lisses mais de couleurs fluorescentes, tranchantes. Trois Plans ou trois groupes très différents donc, qui se rencontrent et s’entrechoquent sur la toile de manière assez dynamique pour un résultat éclatant.
Quand je dis « éclatant », c’est pour ne pas dire explosif, voire dissonant. En effet, malgré ses aspects esthétiques indéniables, la peinture d’Hélène Latte n’est pas une jolie peinture de salon. C’est une peinture presque irregardable ! Le fluo vous accroche l’œil et vous emmène dans une lutte visuelle où il se dispute avec le fond et les différentes formes. Certaines tonalités résonnent si fortement en rapport à d’autres que l’œil a du mal à les regarder sans qu’il ne se produise une sorte de bourdonnement rétinien. Il faut voir cela « en vrai » pour le comprendre, mais la peinture d’Hélène Latte a un aspect rentre-dedans, presque provocateur ! C’est une peinture du trouble, de l’éblouissement. Pour paraphraser La Rochefoucauld, on pourrait dire avec ironie que « le soleil, ni la mort, ni la peinture d’Hélène Latte, ne se peuvent regarder fixement ».
Si je devais faire une comparaison musicale (pour rester dans un autre domaine qu’affectionne particulièrement l’artiste), je dirais que ces toiles sont punks. Bon, disons électro-punks, pour les situer dans un courant plus récent. Avec son énergie et ses dissonances, cette peinture vous attrape et vous secoue comme si vous étiez dans la fosse d’un concert bien agité. Ce n’est pas une jolie peinture, dans le sens de « facile à regarder », ou même « facile à vivre ». C’est une peinture qui dégage une telle énergie qu’elle vous demande des efforts. C’est tout cela qui fait le charme et la force de cette peinture. Dans la nature, les animaux qui arborent une couleur qui saute aux yeux (grenouilles vert fluo, serpents jaunes, araignées rouges) sont souvent très dangereux voire mortels. La couleur prévient le futur agresseur du potentiel danger. Je n’irais pas jusque-là avec ses tableaux, mais enfin, vous voilà avertis ! Les vibrations qui s’opèrent entre les couleurs et les formes ne laissent pas indemne.
On pense souvent à tort que la peinture abstraite est moins construite, moins complexe que la peinture figurative. Comme s’il suffisait de jeter sur la toile formes et couleurs sans se soucier du résultat (certains le font, sans aucun résultat effectivement). Il n’en est rien, la peinture abstraite, surtout à composante géométrique (pour l’opposer à une abstraction expressionniste ou le geste est plus libre, plus rond, davantage soumis à des aléas) est un travail incisif, d’une précision redoutable et qui ne souffre aucune approximation. Je pense souvent en parlant d’abstraction à l’assertion latine « ordo ab chaos » (l’ordre naît du chaos). Si l’on se réfère à cette idée, dans le domaine de l’art, je pense que les peintres abstraits dominent complètement ce chaos. Et la peinture d’Hélène Latte illustre parfaitement ce chaos contrôlé, maîtrisé, de sorte à créer une certaine harmonie.
Car aussi déroutante puisse-t-elle-être pour l’œil, la peinture de l’artiste reste attirante. Ce n’est pas là sa seule contradiction. Gardons à l’esprit que le travail de peintre, n’est pas un travail de séduction. C’est une croyance bien ancrée, mais il faut tordre le cou aux idées reçues. La peinture n’est pas une décoration et elle s’encombre autant de la notion de beauté qu’un triathlète d’une chaise longue. C’est pour cela que j’insiste sur le côté grinçant des toiles d’Hélène Latte. On peut produire des images sans chercher à séduire absolument et avoir tout de même un résultat d’une beauté certaine. J’aurais presque envie de dire une beauté brute, grinçante. On est ici dans une esthétique de la dissonance, ou l’organique lutte contre la mécanique et le digital contre le numérique. C’est une peinture qui met le spectateur à distance et qu’on ne peut finalement jamais saisir complètement. On parle souvent de certaines œuvres d’art comme des artefacts qui posent des questions (et qui n’apportent, d’ailleurs, jamais de réponses). De fait, il me semble que la peinture d’Hélène est plus une énigme qu’une question.
Selon la luminosité et notre état d’esprit, les effets que produisent ces œuvres sur nous sont différents et ce sont ainsi des toiles assez vivantes. L’artiste peint sur deux formats très éloignés (soit des toiles de plus de 2mx2m, soit des petits panneaux de bois d’environ 40x30cm) et la force des propositions reste étonnamment la même malgré la différence de taille. Grands et petits formats produisent la même énergie, la même tension oculaire. Les petites peintures sont prétexte à des jeux, sortes de partition où elles peuvent s’agencer différemment et créer ensemble de nouvelles entités plus importantes. Ce sont des galaxies ou des familles, même si elles peuvent aussi exister seules. Les toiles les plus grandes, quant à elles, submergent le spectateur. Elles sont d’ailleurs un peu plus hautes qu’un humain de taille moyenne, mais sans être intimidante pour autant. Cette taille est assez rassurante pour oser s’en approcher et assez impressionnante de près pour s’y perdre, s’y sentir submergé.
Il y a quelques années, j’avais imaginé un terme pour certains peintres avec lesquels je travaillais : l’Abstraction Excessive. Cette dénomination définissait une peinture esthétiquement séduisante mais visuellement complexe, qui dépasse entièrement les limites de la toile. Une peinture qui vous explose au visage, qui vous prend aux tripes et qui est en excès permanent. C’est peu dire que le travail d’Hélène Latte entre tout à fait dans cette catégorie, très subjective, de l’Abstraction Excessive. J’ai toujours aimé la peinture qui vous met un uppercut visuel, et qui vous laisse un peu groggy mais heureux. Le travail d’Hélène Latte remplit ce rôle à la perfection !
Alexandre Roccuzzo - 2022