L’œuvre d’Hélène Latte observe l’impermanence
Nos existences sont faites de traversés. Nous pénétrons le monde de la matière puis nous le quittons.
Le travail d’Hélène Latte interroge ces passages, depuis notre incarnation dans le ventre de notre mère jusqu’à notre mort. Son œuvre, en se questionnant sur ces mouvements, aborde plus largement la question des transformations permanentes auxquelles nos existences sont soumises, puisque chaque jour, chaque heure, chaque instant, est un passage d’une situation à une autre. Dans sa peinture, les formes apparaissent en suspension. Fixées dans des sortes d’instantanés, elles sont comme saisies fugacement dans leur inéluctable passage transitoire d’un état à un autre. Certaines formes sont produites de manière intuitive et gestuelle, d’autres sont prédéfinies et géométriques. En revêtant ces différents aspects, elles témoignent de leur propre évanescence. Elles sont toujours en devenir. Les tonalités se côtoient dans des contrastes forts, où des tons éteints se heurtent à des couleurs vibratiles. La rencontre entre ces discordances produit des modulations, des mouvements en surface, des oscillations. Dans ces jeux de vibrations les couleurs se fragmentent et se traversent, à l’image d’une métamorphose continue.
Sur le chemin de l’invisible
“Lorsque qu’en 2003 je décide de me consacrer entièrement à la peinture, commence alors pour moi une période de recherche où la question du sujet à peindre reste à découvrir. Je pressens que mon geste de peintre questionne mon rapport à mes propres représentations, et tend à s’adresser à l’être tout entier plutôt qu’au simple regard. Je fais de nombreux voyages, notamment en Éthiopie où je vis une expérience qui bouscule mes perceptions, intrigue mon rapport à l’invisible, et vient me conforter dans ma démarche : pour moi il ne s’agit plus de chercher à représenter les aspects visibles du monde, mais de produire des œuvres qui questionnent la limite de nos perceptions et notre relation à l'invisible.
Ma première exposition personnelle intitulée “ Réunification par vibration du vivant que nous sommes et du vivant qui nous entoure” a lieu en 2005 et marque le début du travail que j‘entreprends dans cette direction et qui ne cesse depuis de se transformer. Observant l’affirmation de Lavoisier “ rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme” qui laisse une profonde trace dans mon esprit lorsque je la découvre, j’aborde spontanément mon travail de création en cherchant à incarner cette idée.
Pour les peintures grands formats, je m’applique à vivre intensément chaque étape de l’élaboration d’une peinture, en gardant à l’esprit que rien ne va être “créé”, et qu’il s’agit plutôt d’être attentive à la manière dont certaines choses vont se transformer. Je reste observatrice de mes gestes, depuis le montage du châssis jusqu’à l’apprêt blanc que j’applique sur la surface de la toile, en plusieurs passages, une fois que j’ai tendu la toile sur le châssis. J’observe attentivement le travail de mise en tension de ces éléments premiers. Puis seulement vient la vision de ce qui peut se projeter sur l’écran vierge de la toile. Car il est bien question de vision. Cela peut prendre du temps avant que quelque chose se produise. Parfois plusieurs jours se passent dans l’atelier, où je suis, face à la toile blanche, attentive, dans le silence. Il se passe un temps indéfini, non quantifiable, avant que j’intervienne. J’ai appris que je ne peux commencer à intervenir que lorsque je sens que je suis dégagée intérieurement de mes préoccupations personnelles, lorsque je suis devenue un vecteur, un canal. Alors, la vision prend forme et vient laisser sa trace sur la toile.
Dans une autre énergie, je réalise des séries de collages. Ils sont composés de chutes provenant de dessins et de travaux inachevés ou jugés inintéressants par leurs auteurs, abandonnés à mon atelier (où j’accueille régulièrement enfants et adultes dans le cadre d’ateliers de dessin et de peinture). Au fil des mois, ces travaux délaissés s’amoncellent et je ne me résous pas à les jeter. J’observe ces traces et je suis touchée par ce que dégage une ligne malhabile ou l’expression d’une tâche de peinture malencontreuse. A mes yeux, pas de rebus, et chaque trait, chaque coup de pinceau, chaque ligne laissée sur le papier, même la plus incertaine, la plus hésitante ou la plus inaboutie revêt un intérêt pictural, possède un pouvoir d’expression. Je prélève des bribes de cette inattendue matière première que j’utilise comme un nouveau vocabulaire à partir duquel je recompose des ensembles qui dialoguent sur des surfaces blanches. Ce qui m’intéresse, c’est de composer avec les traces des autres. C’est un travail silencieux où l’attention est portée sur ce que, a priori, l’on perçoit comme insignifiant, ce que l’on préfère voir disparaître, et qui explore le potentiel de la transformation.”
Se préparer à une ultime traversée
“ Si, pendant une longue partie de ma vie, je n'ai cessé de me questionner sur la source de cette nécessité impérieuse de peindre, j’ai compris aujourd’hui que ce qui anime ma recherche plastique c’est la question de l’ultime passage qui nous attend, celui où notre esprit quittera notre corps. Ce phénomène, la mort, que nous ne pouvons, en tant que vivants, qu’appréhender avec humilité, attise les peurs, force les croyances et inspire nos imaginaires depuis la nuit des temps. Mais pouvons nous obtenir des réponses claires sur ce dont il est question ? Que se passe-t-il réellement ? Quels sont les enjeux de cette ultime traversée ? Est-il possible de s’y préparer ? Comment ? Et pour quelles raisons ? La mort pourrait-elle un jour revêtir d'autres aspects à nos yeux que cette promesse sombre qui menace nos existences pour nous apparaître dans sa lumière ?
Au fil des années, j’ai intuitivement mis en place un processus de création qui m’amène à me placer dans un état proche de la méditation. A force de répéter cette pratique au quotidien, j’ai expérimenté que nous pouvons agir sur notre propre vibration et par là, sur nos perceptions. Nous pouvons apprendre à pénétrer des champs subtils. Nos perceptions peuvent changer de repères, voire de nature. Nous pouvons atteindre une forme de conscience que sans ces exercices d’attentions répétés nous ne pourrions pas réaliser. Nous pouvons entrer en contact avec la source. Les rythmes que nous propose le monde d’aujourd’hui semblent bien peu se préoccuper de nous offrir des espaces de disponibilités spirituelles. Ils semblent même s’évertuer à nous priver de cela. C’est pour éviter cet écueil qu’il m’est apparu nécessaire, dès le début de ma recherche, de structurer ma pratique de création autour de cette mise en disponibilité de mon esprit. Ce que je découvre par ces expériences n’a pas de nom, pas de mots. Ce que j’y découvre est vaste. Ce que j'y découvre est lumineux, coloré, sans gravité, plus semblable à une ouverture qu'à une fin, et semble bien loin de ce que, à priori, l'on imagine de la mort. Ce que j’y découvre laisse des traces que je vous partage à travers mes peintures. Des traces qui émanent de traversées… “